Christian Scherer était l'invité de La Matinale La Tribune le 11 mai à Toulouse. En partenariat avec Toulouse School of Economics (Crédits : Rémi Benoit)
Le nouveau CEO d'ATR n'hésite pas à bousculer les codes et habitudes du milieu. À la tête du premier constructeur mondial de turbopropulseurs, il trouve ATR trop 'franchouillard', annonce que l'avionneur n'aura pas de chalet au Bourget et dévoile sa vision sur le futur avion régional et la gouvernance du groupe. Entretien avec Christian Scherer.
Le Paris Air Show se tient en juin, sans ATR ?
Nous faisons le choix de ne pas réserver de chalet au Salon du Bourget cette année et ce sera la même chose pour Farnborough l'année prochaine. Nous n'avons pas vocation à perpétuer une tradition vieille de 100 ans si la dépense n'a pas de rendements commerciaux suffisamment convaincants. La principale vertu de ce salon est de nous mettre commercialement sous pression, donc nous serons très présents au Paris Air Show avec un avion sur le static et de nombreuses réunions, mais pas de chalet. Ce sera une présence un peu plus moderne et percutante que celle que l'on pouvait avoir avec un chalet en plastique où l'on sert du champagne tiède.
ATR peut-il continuer à ne pas prendre de décision sur l'avion du futur ?
La question d'un futur appareil ne fait pas partie de ma lettre de mission mais j'estime que c'est ma mission. ATR doit prendre l'initiative. Pour maintenir notre leadership, il est du devoir d'Airbus et de Leonardo de lancer un nouveau produit ou une amélioration du produit existant, ou les deux. Il y a plusieurs scénarios et il est un peu prématuré d'en parler. Mais si on analyse le marché, il est clair qu'il y aura une prime à celui qui apportera une nouvelle solution. Il n'y a pas de technologie de propulsion d'avion qui soit plus efficiente, sur des courts trajets et vers des destinations très enclavées avec des pistes courtes inappropriées aux jets, que les réacteurs à hélice et le marché des turbopropulseurs va donc continuer à croître.
La croissance d'ATR est-elle limitée par son statut de GIE ?
ATR doit s'émanciper de ce modus operandi un peu lourd qu'est le groupement d'intérêt économique (au sein du GIE ATR, Airbus ATR et Leonardo possèdent chacun 50 % des parts, NDLR). Tout lancement de programme devra se faire dans le cadre d'une société de programme construite autour du projet et non pas pour perpétuer la forme un peu vieillissante du GIE. Une SA permettrait de faire venir de nouveaux actionnaires qu'ils soient technologiques, économiques ou géopolitiques. Quand le Next Génération Regional Turboprop (NGRT) verra le jour, je serais extrêmement surpris que ce ne soit pas sous la marque ATR, qui bénéficie d'un actif inestimable lié à sa proximité avec Airbus. J'entends parfois des inquiétudes à Toulouse de la part de collègues qui se disent que si Leonardo prenait le contrôle, ATR déménagerait en Italie. Non, ATR est enracinée à Toulouse, au cœur d'Airbus City, et le restera. Est-ce que ça veut dire que les avions doivent continuer à être fabriqués en France ? Pas forcément. Notre différenciateur, ce sont nos bureaux d'étude, notre réseau commercial et notre capacité à vendre. La construction de nos avions peut se faire là où c'est le plus opportun, soit pour pénétrer de nouveaux marchés, soit pour bénéficier de coûts de la main-d'œuvre beaucoup plus avantageux, même si aujourd'hui nous ne souffrons pas d'un handicap de coûts. Attention, ne voyez pas dans mes propos de signaux sur des fermetures de chaînes d'assemblage. C'est une réflexion.
Quels sont vos objectifs commerciaux ?
La plus grosse difficulté quand on est leader, c'est de le rester. Mon objectif n°1 est de vendre. La décroissance est très traumatisante dans les métiers de l'aéronautique. Notre outil industriel nous permet de livrer autour de 80 avions par an. Il nous faut donc vendre au moins 80 appareils. On a vu les ventes d'ATR s'étioler dans une conjoncture difficile, avec un dollar très élevé et un pétrole bas qui relativisait l'intérêt économique de l'avion turbo propulsé. Pour conserver notre leadership, mon objectif n°2 est la qualité, pas seulement des pièces, mais aussi de la relation commerciale, du leadership technologique et des recrutements. Aujourd'hui, le potentiel commercial est immense. Notamment en Inde où IndiGo, la plus grande compagnie aérienne indienne en termes de parts de marché a signé cette semaine un accord sur la vente de 50 ATR 72-600 d'une valeur estimée à plus de 1,3 milliard de dollars au prix catalogue. D'ici à 2020, l'Inde devrait se classer au rang de 3e plus grand marché régional au monde. Le marché chinois est également immense avec un potentiel d'au minimum 300 avions. Pour l'instant, nous sommes pris en otage d'une négociation entre la CAAC (Civil Aviation Administration of China) et l'EASA (European Aviation Safety Agency) pour un traité bilatéral qui reconnaîtrait leurs standards respectifs. C'est une long processus qui devrait aboutir à la signature d'un accord préliminaire à l'automne.
Quel a été votre diagnostic à votre arrivée chez ATR il y a 6 mois ?
J'ai été choqué de constater à quel point ATR est trop 'franchouillard'. 90 % de nos salariés sont français alors que nous avons 200 clients répartis dans 100 pays du monde. Cela n'est plus possible. Nous avons plus de commandes d'avions en Asie qu'en Europe. Pour cette raison, ATR doit se transformer pour être plus international, plus cosmopolite, plus moderne, moins artisanal, moins local. Il doit y avoir aussi plus de diversité d'âges, de cultures et d'horizons. Cet objectif n'est pas contradictoire avec le fait qu'ATR soit très toulousain mais nous voulons attirer à Toulouse, capitale européenne de l'aéronautique, les talents du monde entier. L'aviation régionale est un business passionnant car plus de 100 avions par an sont déployés dans des routes qui n'existaient pas précédemment.
Avec la montée en cadences (multipliées par 10 entre 2004 et 2016), votre supply chain souffre-t-elle ?
S'il y en a qui ne souffrent pas, ce sont bien nos sous-traitants. Ils sont montés à bord de l'ATR dans les années 80 à une époque où le projet était de construire 400 avions, on en est à 1 500 ! Donc, pour eux tout va bien. Il s'est même installé au fil des ans une petite complaisance au détriment de la qualité. Laurence Rigolini (secrétaire générale d'ATR, NDLR) a entrepris il y a un an un programme de renégociations des contrats avec nos fournisseurs pour faire baisser les prix. Nous avons déjà de premiers résultats mais il y a encore beaucoup de potentiel car les équipementiers font beaucoup d'argent. Notre objectif est de ne plus jamais donner à nos fournisseurs des situations de monopoles dont ils usent et abusent. Il faut trouver un modèle où les apporteurs de technologies à l'avion du futur sont financièrement partie prenante.
Qui est Christian Scherer ?
En novembre 2016, Christian Scherer, 55 ans, succédait à Patrick de Castelbajac au poste de président exécutif d'ATR. Avec une carrière longue de 30 ans au sein d'Airbus, Christian Scherer était, selon Tom Enders, PDG d'Airbus Group, le "candidat idéal" pour occuper cette fonction. Diplômé d'un MBA de l'Université d'Ottawa en marketing international et de Paris Business School (ex-ESCP), il devient en 2003 directeur commercial adjoint aux côtés de la star des ventes d'Airbus, John Leahy. Devenu directeur de la Stratégie et des futurs programmes, il est à l'origine de la réflexion sur le lancement de l'A320neo. Quand on connaît le parcours de son prédécesseur, Patrick de Castelbajac (resté deux ans à la tête d'ATR avant d'être propulsé secrétaire général d'Airbus, directeur de cabinet du PDG Fabrice Brégier et membre du comité exécutif d'Airbus), on se dit que diriger ATR peut le mener... très loin.